Dites-lui que je l’aime ★★★☆

Romane Bohringer a été hypnotisée par le livre autobiographique de Clémentine Autain Dites-lui que je l’aime, mausolée à sa mère défaillante, Dominique Laffin, étoile filante du cinéma français (elle est l’héroïne en 1977 du film de Claude Miller Dites-lui que je l’aime) morte à trente-trois ans alors que Clémentine en avait douze à peine. De la même façon, la mère de Romane Bohringer, Maggy Bourry, l’a abandonnée dans sa prime enfance, a brûlé la chandelle par les deux bouts et est morte à trente-six ans alors que Romane en avait quatorze à peine.

Romane Bohringer, en découvrant le livre de Clémentine Autain, a voulu en faire une adaptation. Elle a même pensé confier le rôle de la jeune femme à Céline Sallette, à Julie Depardieu ou à Elsa Zylberstein dont on voit les bouts d’essai. Le résultat saute aux yeux. Il n’est pas concluant. Et l’histoire de Clémentine a tant de résonances avec la sienne que la réalisatrice se dirige vers un film hybride, comme l’était déjà L’Amour flou où elle racontait sa séparation d’avec Philippe Rebbot et leur installation dans un « sépartement » pour y élever leurs deux enfants.

Le résultat est original. Dites-lui que je l’aime est à la fois l’adaptation du livre de Clémentine Autain, sa reconstitution fictionnelle – avec une révélation, Yeva Elmani, dans le rôle de Dominique Laffin – sa lecture à haute voix par son auteure dans un studio d’enregistrement et le lent désenfouissement par Romane Bohringer, à travers notamment un vrai/faux dialogue avec sa psychanalyste, des ressorts compliqués de sa relation à sa propre mère.

Tout part du désarroi de deux enfants et de leur sentiment d’abandon par une mère défaillante. Tout chemine vers le portrait de deux mères qui ne voulaient pas l’être mais qui avaient de bonnes raisons pour cela. La mère de Clémentine était une starlette brûlée au feu trop vif d’une célébrité précoce. Celle de Romane était la fille d’une « pute » (sic) qui l’avait abandonnée à sa naissance en 1950 à Saïgon dans l’espoir que son enfant recueilli par un couple français ait une vie meilleure. Mais à son arrivée en métropole, Maggy est mise en pensionnat en Lozère et n’en sortira qu’à la fin de son adolescence. Troisième et dernière étape de cette histoire : Clémentine (dont on ne voit pas les enfants) et Romane (qui met en scène son fils grimé en Hercule Poirot) sont à leur tour devenues mères et ont réussi à « rompre la chaine de l’abandon ». Et comme le dit Romane « il y a de la beauté là-dedans ».

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Les enfants vont bien ★★★☆

En plein été, Suzanne (Juliette Armanet) débarque sans crier gare chez sa sœur Jeanne (Camille Cottin) et repart le lendemain matin en lui abandonnant ses deux enfants, Gaspard, dix ans, et Margaux, six ans. Jeanne s’inquiète de la disparition de sa sœur et essaie sans succès d’en alerter la gendarmerie qui refuse de l’aider. Elle renâcle à assurer la garde de son neveu et de sa nièce et recherche auprès de Nicole (Monia Chokri) dont elle vient de se séparer un peu d’assistance.

Ces temps ci, on voit fleurir les films qui interrogent la maternité. Qu’est-ce qu’être mère nous demandent-ils ? Qu’est-ce qu’être mère quand on ne l’est pas dans le couple recomposé des Enfants des autres ou dans le couple lesbien de Des preuves d’amour ? Qu’est-ce qu’être mère quand on ne le veut pas nous interroge le fascinant docufiction de Romane Bohringer que je chroniquerai demain et qui aurait mérité ex aequo le prix de meilleur film de la semaine ? Qu’est-ce qu’être mère quand on ne le peut pas nous demande le dernier film des frères Dardenne Jeunes Mères ? Qu’est-ce qui différencie une bonne mère d’une mère toxique nous demandent les figures écrasantes de Reine mère ou de Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan ? Il y aurait un article voire un livre à écrire sur le traitement de la figure maternelle au cinéma.

Le jeune réalisateur Nathan Ambrosioni a le mérite de traiter ce sujet rebattu sous un angle inattendu. Jeanne la quarantaine vient de divorcer. Elle était en couple avec Nicole et leur séparation a précisément pour cause un désir contrarié d’enfant : Nicole en voulait et Jeanne n’en voulait pas. Et, coup du sort, c’est précisément à Jeanne qu’en incombe brutalement la responsabilité de deux d’un coup. Elle ne sait pas faire ; elle ne veut pas faire. Une telle situation aurait pu susciter des développements cocasses. Mais Les enfants vont bien est dénué de tout humour – à une époque où la société se sent obligée d’en saupoudrer partout.

C’est sur le mode dramatique que le sujet est traité. Du point de vue de Jeanne, doublement désemparée par la disparition inexpliquée sinon inexplicable de sa sœur et par la lourde responsabilité qui lui échoit. Et du point de vue des enfants – dont le jeu exempt de tout cabotinage leur a valu une mention spéciale du jury au festival d’Angoulême – culpabilisés par l’abandon de leur mère et rétifs à l’autorité de leur tante.

Le film évoque le sujet dans sa globalité sans jamais charger la barque. Il en évoque les dimensions juridiques et ses apories grâce à Frankie Wallach (devenue célèbre grâce aux publicités d’EDF) : l’impossibilité de lancer une enquête pour la disparition non suspecte d’un majeur, la nécessité pour autant d’une reconnaissance de justice lui retirant l’autorité parentale afin notamment de permettre l’inscription des enfants à l’école.

Camille Cottin y est magistrale. L’actrice a gagné en maturité, en épaisseur. On est loin de Madame Connasse et de ses provocations border line. Sa légitimité en actrice dramatique ne fait plus aucun doute. Je lui aurais bien promis le César 2026 de la meilleure actrice ; mais j’apprends qu’elle présidera la cérémonie et je ne suis pas sûr que cette fonction la disqualifie de recevoir une statuette.

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Vie privée ★★☆☆

Rien ne va plus dans la vie de Lilian Steiner (Jodie Foster), une Américaine installée de longue date à Paris où elle exerce la profession de psychiatre, s’est mariée avec un ophtalmologue hospitalier. Ses voisins du dessus causent un vacarme qui l’empêche de travailler ; un vieux client qu’une hypnotiseuse (Sophie Guillemin) a guéri en une seule séance de son addiction au tabac  décide de cesser sa cure et en exige le remboursement ; son fils (Vincent Lacoste), jeune père de famille, lui fait à bon droit le reproche de ne pas s’attacher à son petit-fils ; une de ses patientes (Virginie Efira) vient de se donner la mort et le mari de celle-ci (Mathieu Amlaric) et sa fille (Luana Bajrami) reprochent à Lilian Steiner de l’avoir provoquée avec les médicaments qu’elle lui a prescrits.

Rebecca Zlotowski est une figure désormais installée du cinéma français contemporain. Depuis La Belle Epine qui révéla Léa Seydoux, cette normalienne, agrégée de lettres modernes, passée par la Fémis a fait un sacré chemin. Son dernier film, Les Enfants des autres, où elle évoquait l’attachement d’une femme pour l’enfant de son conjoint et son déchirement après leur rupture, pouvait laisser penser qu’elle se tournait vers un cinéma de société, dans l’air du temps. Vie privée déjoue les pronostics qui est autrement moins sérieux, autrement plus ludique.

On se croirait chez Woody Allen. Peut-être à cause de Jodie Foster dont on passe tout le film à admirer la maîtrise du français qu’elle parle à la perfection. Peut-être à cause de cette pléthore d’acteurs renommés dans toute une série de seconds rôles (mention spéciale à Daniel Auteuil que je n’aime pas mais qui est, force m’est de le reconnaître, parfait). Peut-être surtout par ce sens du rythme, par cette alacrité qui fait qu’on ne s’y ennuie jamais une seconde. Comme l’écrit mieux que je ne saurais le faire Louis Guichard dans Télérama : « il faut imaginer une comédie qui emprunterait à Meurtres mystérieux à Manhattan (pour les spéculations débridées autour d’un possible meurtre), Une autre femme (pour le portrait en profondeur d’une sexagénaire intellectuelle et stricte, en pleine crise) et Alice (pour la traversée des miroirs d’une bourgeoise en vadrouille). »

Vie privée se présente comme une enquête menée par Lilian Steiner autour de la mort de sa patiente. Mais on est moins chez Hitchcock que chez Miss Marple. On comprend dans le premier tiers que l’enjeu du film est moins dans l’élucidation des causes de la mort de Paula Cohen-Solal que dans le couple que forment Lilian Steiner et son ex-mari. Et on se demande comment, dans l’industrie formatée du cinéma, un pareil script a pu franchir tous les obstacles qui se dressent sur le chemin de la réalisation d’un film. Moins enquête policière que comédie du remariage, Vie privée est, même si j’y suis resté étranger, un film inattendu et grisant.

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Jean Valjean ★☆☆☆

Jean Valjean est un personnage de roman. Mais le héros des Misérables fort de son incroyable célébrité est devenu plus que cela : quasiment une figure historique dont chaque épisode de la vie mouvementée fait partie de l’imaginaire populaire.

Le cinéma s’en est emparé. Les Misérables ont déjà fait l’objet d’une trentaine d’adaptations cinématographiques. Elles se nourrissent du mythe autant qu’elles le nourrissent : Jean Valjean a pour moi à tout jamais les traits de Lino Ventura depuis que j’ai vu le film en 1982 avec ma classe de cinquième en sortie scolaire dans un cinéma du centre-ville de Toulon aujourd’hui fermé où le hasard m’avait placé à côté de Nathalie Maria, la plus jolie fille de la classe.

Cette adaptation-ci nous vient sur les écrans une année avant celle à grand spectacle de Fred Cavayé avec Vincent Lindon en tête d’affiche. Son budget est cinq fois plus modeste, ses acteurs moins bankables, son ambition bien moindre. Il ne s’agit pas de raconter le roman-fleuve dans son ensemble mais de se focaliser sur un épisode de quelques dizaines de pages à peine : la rencontre du forçat, récemment libéré du bagne de Toulon après dix-neuf ans de captivité, et d’un « juste » – puisque tel est le titre du livre premier de la première partie qui est consacré à Mgr Myriel – qui le mènera sur le chemin de la rédemption en l’innocentant du vol de son argenterie que Valjean commet durant la nuit où l’évêque de Digne l’héberge et en lui offrant au surplus deux splendides chandeliers d’argent dont il ne se séparera jamais.

L’intention est louable. Le film est d’une grande fidélité au roman. Il donne donc autant de place sinon plus au saint homme qu’à l’ancien forçat (on oublie – et j’avais oublié – que c’est sur lui, et non sur Jean Valjean lequel n’apparaît qu’au livre deuxième soixante pages plus tard, que s’ouvre Les Misérables). Il s’autorise quelques flashbacks, semblables d’ailleurs à ceux du livre, sur ce pain volé dans une boulangerie qui causa la déportation de Valjean, sur le bagne de Toulon (où on reconnaît parmi ses compagnons de chaine Albert Dupontel et Dominique Pinon).

Le problème de Jean Valjean est son pesant académisme. Tout y est surligné, par la musique, par des mouvements de caméra qui filment dans le Vaucluse, depuis les hauteurs du Lubéron, une action censée se dérouler une encablure plus loin dans les Préalpes de Digne. Grégory Gadebois fait, comme toujours, le job. Son physique le sert. Il fait un Jean Valjean parfait, massif, bourru, avare de mots. Bernard Campan en revanche détonne. Il a l’air trop jeune pour interpréter le vieil évêque âgé de soixante-quinze ans nous dit Hugo à la deuxième phrase des Misérables. Pour moi, Myriel aura à jamais les traits bénévolents de Louis Seigner, cet immense acteur né en 1903 qui interprétait là avec Lino Ventura et sous la direction de Robert Hossein son tout dernier rôle.

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La Voix de Hind Rajab ★★☆☆

Les faits sont tristement connus. Le 29 janvier 2024 dans le nord de Gaza, une voiture est prise sous le feu de l’armée israélienne. Six de ses occupants sont tués. Reste une seule survivante, une enfant de six ans qui appelle au secours le Croissant-Rouge palestinien. Une ambulance est à quelques minutes des lieux à peine ; mais elle ne peut secourir l’enfant qu’à condition d’avoir le feu vert des autorités palestiniennes et israéliennes pour être assurée d’un accès sûr.

La Voix de Hind Rajab m’a fait penser à deux films récents dont il reprend le même dispositif claustrophobe et acoustique : un film danois, The Guilty, et un film turc, Confidente. En temps quasi réel, le drame se déroule à distance et est filmé du point de vue du personnage, impuissant, qui reçoit un appel à l’aide téléphonique, d’une femme kidnappée dans The Guilty, d’un adolescent enseveli sous les décombres d’un tremblement de terre dans Confidente.

Il est l’œuvre de Kaouther Ben Hania, une réalisatrice tunisienne dont j’avais adoré deux des précédents films au point de les faire figurer dans mon Top 10 : Le Challat de Tunis, un mockumentary sur un mystérieux motocycliste qui balafrait de sa lame (« challat ») les fesses des femmes qu’il jugeait impudiques, et Les Filles d’Olfa sur le témoignage d’une mère dont deux des filles s’étaient enrôlées pour le Djihad.

Comme dans ses précédents films, Kaouther Ben Hania joue sur les frontières. Elle a utilisé les bandes sonores enregistrées par le Croissant-Rouge, la vraie voix de Hind Rajab, mais a fait jouer le rôle des secouristes palestiniens à des acteurs. Le procédé est revendiqué : ainsi, à un moment du film, on voit dans le même plan les acteurs qui jouent et les images enregistrées sur un téléphone portable le jour même du drame des secouristes qui parlaient à l’enfant et tentaient d’apaiser ses peurs.

Ce qui fonctionnait terriblement bien dans Les Filles d’Olfa ne prend plus que difficilement ici. Kaouther ben Hania a voulu capitaliser sur l’émotion et la colère que suscite le drame : émotion devant l’innocence de cette enfant courageuse, prise au piège du feu ennemi, condamnée à attendre les secours dans une voiture entourée des cadavres des membres de sa famille (son oncle, sa tante, quatre de ses cousins) et colère devant l’inertie des secours qui partout ailleurs dans le monde auraient porté assistance à la gamine en quelques minutes à peine.

Mais cette émotion et cette colère qui nous serrent le coeur pendant tout le film et longtemps après les dernières images que les spectateurs, visiblement émus, accueillent dans un silence de plomb, font long feu. Parce que le film est trop binaire, que ses protagonistes endossent des rôles trop simplistes, parce que l’enjeu, aussi dramatique soit-il, se réduit à une alternative simple (Hind Rajab sera-t-elle ou non secourue ?) dont on connaît par avance l’issue si on a suivi l’actualité.

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Les Derniers Jours de Mussolini (1974) ★★☆☆

Les Derniers Jours de Mussolini est un film qui raconte avec une fidélité documentaire la fuite désespérée du Duce dans les Alpes italiennes et sa mort brutale.

Depuis 1943, le débarquement des alliés en Sicile, et sa destitution par le roi, la situation du Duce n’avait cessé de se détériorer. Il s’était replié dans le nord de l’Italie, à la tête d’un Etat fantoche, la république socialiste de Salò, sous la coupe des Allemands. En avril 1945, alors que l’Allemagne nazie s’effondre, la situation devient intenable pour Mussolini. Les forces alliées font une percée depuis le Sud (opération Grapeshot) et les partisans communistes descendent des montagnes et prennent les villes.

Plusieurs options s’offrent à Mussolini (Rod Steiger), retranché à Milan depuis le 18 avril : poursuivre le combat depuis les Alpes italiennes, une hypothèse vite écartée faute de troupes prêtes à le soutenir, passer en Suisse, se rendre aux Américains qui lui ont promis la vie sauve à condition qu’il accepte d’être jugé, voire négocier avec Churchill sa reddition en échange de son soutien contre la menace communiste. Le cardinal de Milan (Henry Fonda) qui craint un bain de sang propose sa médiation. Elle échoue. Mussolini quitte la ville, accompagné d’un dernier quarteron de fidèles et de sa maîtresse Clara Petacci (Lisa Gastoni). Intercepté par un barrage de partisans, il doit passer une capote allemande et se cacher dans un blindé. C’est là que les partisans, quelques kilomètres plus loin, le démasquent et l’arrêtent. Placé sous haute surveillance dans un village sur les bords du lac de Côme, il y est fusillé le lendemain par le colonel Valerio (Franco Nero) avec Clara Petacci qui avait exigé de l’accompagner dans la mort.

Ces faits chaotiques sont fidèlement relatés dans cette fiction qui ressort sur les écrans. Ce n’est pas un chef d’œuvre. Le film a mal vieilli, qui porte la marque du déclin inexorable que vivait alors Cinecittà. Il n’en a pas moins un double mérite. Le premier, on l’a dit, est sa fidélité aux faits, qui éclaire une des pages les plus chaotiques et, en ce qui me concerne, des plus mal connues de la Seconde Guerre mondiale. Le second est de raconter la chute d’un tyran. La cour qui l’entoure se débande inexorablement. Elle le nourrit de promesses irréalistes et l’abandonne progressivement à son triste sort.

Je pensais que le film se terminerait par l’atroce image de la dépouille de Mussolini, pendue par les pieds sur une place de Milan le lendemain de sa mort. On ne la verra pas. Tant pis ou tant mieux…

Muriel ou le temps d’un retour (1963) ★☆☆☆

À Boulogne-sur-mer à l’automne 1962, une veuve, antiquaire de profession, Hélène Aughain (Delphine Seyrig), la quarantaine, s’apprête à retrouver Alphonse Noyard (Jean-Pierre Kérien), un homme qu’elle a failli épouser vingt ans plus tôt. L’homme, élégant et séducteur, arrive à la gare de Boulogne avec Françoise (Nita Klein) une actrice débutante qu’il présente comme sa nièce. Il prétend avoir tenu un établissement en Algérie. Hélène partage son appartement avec son beau-fils, Bernard Aughain (Jean-Baptiste Thierée) qui vient d’achever son service militaire en Algérie et en est revenu avec des pulsions suicidaires.

Adolescent, j’ai été follement amoureux d’une jeune fille. Elle s’appelait Muriel. Depuis quarante ans, le film d’Alain Resnais me faisait de l’œil. Mais je n’avais jamais eu l’occasion de le voir. Une rétrospective organisée par le Reflet Médicis en l’honneur de Delphine Seyrig m’en a enfin donné l’occasion.

Muriel est le troisième film d’Alain Resnais, après Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad. Le scénario du premier était signé Marguerite Duras ; celui du deuxième Alain Robbe-Grillet. Difficile de se placer sous des auspices moins prestigieux et moins intimidants – même si ces deux écrivains n’étaient pas les monstres sacrés qu’ils sont depuis devenus.

Toute l’œuvre de Resnais est dans ces premiers films, qui resteront aux yeux de la postérité les plus célèbres. Il tourne le dos au naturalisme, à l’intrigue, à la linéarité – même si Muriel est plus linéaire que La vie est un roman par exemple où des personnages de différentes époques se croisent au risque de perdre le spectateur. Son montage est elliptique, renvoyant de la réalité une « vision quasi cubiste » (l’expression, particulièrement intelligente, est de Michel Marie). Ses personnages, à la différence des personnages des films et des romans qui dominaient jusqu’alors, ne se résument pas à un trait de caractère. Ils sont libres, imprévisibles, parfois incohérents. Leurs « histoires » si tant est qu’on puisse utiliser ce mot n’ont aucun « sens » et dépendent autant du libre arbitre que du déterminisme social et historique.

Je suis ravi d’être allé voir Muriel. Pour tourner la page de mes amours adolescentes. Et pour finir de découvrir l’œuvre passionnante d’un des plus grands cinéastes français. Pour autant, j’ai vécu la même incompréhension que devant Hiroshima mon amour ou L’Année dernière… Le cinéma de Resnais est décidément beaucoup trop intellectuel pour moi. Loin de m’emporter, il m’ennuie.

Jacques Lourcelles disait de Resnais dans son Dictionnaire du cinéma, mon livre de chevet, qu’il était « l’intellectuel le plus ennuyeux qui ait paru dans son siècle ». La critique est outrée… mais elle n’est pas dénuée de fondement.

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Franz K. ★★☆☆

J’ai chroniqué hier, avec plus d’un an de retard, Kafka, le dernier été. Je parlerai aujourd’hui d’un autre biopic consacré à l’auteur pragois de La Métamorphose et qui, lui, est en salles, depuis une semaine à peine.

La comparaison entre les deux films est éclairante. Autant le premier est plat et académique, autant le second est original et stimulant. Celui-ci est l’œuvre d’Agnieszka Holland, une réalisatrice polonaise septuagénaire à l’imposante filmographie, dont rien ne laissait penser qu’elle fut encore capable de signer un geste aussi audacieux.

Car Franz K. n’est pas un biopic ordinaire qui se borne à énumérer les passages attendus de la vie de Kafka : un père tyrannique, l’encombrante judéité, le travail abrutissant de rond-de-cuir dans une société d’assurances, la libération par l’écriture, les amours contrariées avec Felice, qu’il n’aime pas et refuse d’épouser, puis avec Milena avec laquelle il entretiendra une relation torride, l’amitié de Max Brod, la santé fragile, etc.

Franz K. présente deux caractères originaux. D’une part, ses acteurs, brisant le quatrième mur, se tournent parfois face caméra pour livrer aux spectateurs leurs opinions du héros. D’autre part, le film s’autorise quelques images contemporaines, filmées dans les rues de Prague où le tourisme et le capitalisme se sont emparés de la figure de Kafka pour en faire un produit de consommation. Ainsi par exemple de l’étonnante statue pivotante de 24 tonnes érigée par David Černý à Prague en 2014 qui a inspiré l’affiche du film.

Ces deux procédés sont originaux et stimulants. Mais on regrette presque qu’ils n’aient pas été utilisés plus systématiquement. Ils interviennent comme des ornements qui s’ajoutent à la narration très classique de la vie de Kafka alors qu’ils auraient pu, le second tout particulièrement, constituer l’un des axes du film : pourquoi Kafka, un siècle après sa mort (en 1923), fascine-t-il toujours autant ? comment sa mémoire est-elle devenue l’objet d’une telle marchandisation ?

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Kafka, le dernier été ★☆☆☆

Durant l’été 1923, Franz Kafka rencontre sur les bords de la mer Baltique Dora Diamant, une jeune institutrice, issue d’une famille juive polonaise orthodoxe. C’est auprès d’elle, alors que sa santé décline et que sa famille lui refuse l’argent qui lui permettrait de se soigner de la tuberculose qui le tuera, qu’il passera la dernière année de sa vie.

Ce film est l’adaptation d’un best-seller publié en 2011, La Gloire de la vie, d’un auteur allemand, Michael Kumpfmüller. Il est sorti sur les écrans en Allemagne puis en Autriche à l’occasion du centenaire de la mort de Kafka. Un an plus tard, en novembre 2024, il a traversé le Rhin. J’ai trouvé intéressant d’en parler aujourd’hui au moment de la sortie de Franz K. que je chroniquerai demain.

C’est une adaptation fort sage qui décevra aussi bien les fans de Kafka que ceux qui connaissent mal son œuvre. Si Sabin Tambrea, dans le rôle de l’écrivain tuberculeux, est pâle à souhait et expectore fort bien des crachats sanglants, il ne laisse rien transparaître de l’angoisse existentielle qui habitait Kafka, ni de son génie créatif. Rien ne nous est dit de son travail d’écrivain sinon le testament qu’il laisse à Max Brod – et que celui-ci, Dieu merci, ne respectera pas – de détruire à son décès tous ses manuscrits.

Kafka, le dernier été se réduit à fort peu : une histoire d’amour éphémère et tragique dont on sait par avance comment elle se conclura. La joliesse de Henriette Confurius ne sauvera pas le spectateur de l’ennui.

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Une vie ordinaire ★★☆☆

Alexander Kuznetsov a rencontré en 2009 dans un asile au fond de la Sibérie deux jeunes orphelines qui y étaient enfermées alors qu’elles ne souffraient d’aucune maladie psychiatrique. Il leur a consacré un premier film en 2010 sur leur incarcération puis un second en 2016 sur leur libération. Il leur en consacre un troisième aujourd’hui sur leur retour à une vie « ordinaire » : comment profiteront-elles désormais de leur liberté si durement acquise ?

Le résultat est terriblement ennuyeux. La vie ordinaire de ces femmes ordinaires est banalement ordinaire : elles se marient et ont beaucoup d’enfants. D’ailleurs telle était sans surprise leur aspiration : un travail, un toit, un époux, des bambins…

L’une comme l’autre cochent scrupuleusement toutes les cases de ce programme fixé d’avance. Ioulia travaille dans une cantine. Elle rencontre un alcoolique repenti unijambiste, qui partage avec elle la même passion pour l’haltérophilie. Elle l’épouse et a vite deux garçons blondinets. Katia, plus frivole, est « nail artist ». Elle met plus de temps à se caser et à trouver un studio. Mais elle finit elle aussi par se marier et par donner naissance à un fils.

Sous nos yeux consternés, les deux jeunes filles se transforment en matrones poutinistes. Elles défilent le 9 mai pour commémorer la victoire soviétique de 1945, honorer la mémoire des disparus et exhorter leurs fils à suivre leur chemin et devenir à leur tour des soldats de la Glorieuse Russie. Sans la moindre hésitation, elles soutiennent le parti de Vladimir Poutine Russie unie qui garantit à leurs yeux l’ordre et la stabilité.

On imagine la consternation du réalisateur qui les suit depuis si longtemps et qui rêvait sans doute pour elles d’un destin plus flamboyant. Le résultat de leur évolution est d’une insondable tristesse – aussi grande que celle que distillent les immeubles sans âme de Krasnoïarsk et les bords de l’Ienisseï. Grâce à ce documentaire, on touche du doigt comment un pouvoir liberticide s’ancre lentement dans une société et en devient l’horizon indépassable.

Une vie ordinaire est un documentaire à la fois très ennuyeux par ce qu’il montre et terriblement éclairant par ce qu’il révèle.

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